L’annonce du départ d’Agulha avait plongé Hestivale dans les affres d’une réflexion que son pauvre cerveau ne pouvait pas assumer. Quelle que soit la manière dont elle retournait la question dans sa tête, elle ne comprenait pas : pourquoi donc était-il parti ?
Une seule solution s’imposait : il fallait faire revenir le jeune Feca.
Mais comment faire ??
Comme elle ne parvenait pas à trouver d’idée que même elle aurait pu qualifier d’intelligente, elle alla trouver son amie Pantomime pour lui exposer la situation.
« - Agulha a disparu, je ne sais pas pourquoi…- Disparu ? rota la Pandawa, le regard trouble.
- Oui, il a décidé de quitter l’Ordre… Que pouvons-nous faire ?- Boire à sa santé ?- Non, mais pour qu’Agulha revienne !- Ah ! Ça c’est une autre histoire… Tu sais, s’il est parti, c’est qu’il devait avoir d’excellentes raisons…- Oui, mais il y en a aussi pour le faire revenir !- Comme quoi ?- Comme heu… »Hestivale regarda ses pieds.
« - Ah ! Si seulement j’étais plus intelligente ! Je trouverais forcément des arguments pour faire revenir Agulha !- Mmm… Tu sais, si tu n’as pas peur, je connais un mage à Feudala qui pourra peut-être t’aider. Il est capable de fabriquer des élixirs qui te permettront d’augmenter ton intelligence… Et puis, c’est un ami, alors ça ne te coûtera rien ! ajouta-t-elle avec un sourire entendu.
- Allons-y ! »* * *
Pantomime avait dit vrai. Une fois arrivées à Feudala, elles avaient trouvé le mage, et Hestivale lui avait raconté son histoire. Le mage avait souri, et avait effectivement donné à Hestivale un élixir pour la rendre plus intelligente… mais juste pour quelques heures. A elle d’en profiter.
Il lui conseilla également en voyant l’état d’excitation de la Iopette de noter ses idées par écrit - tant qu’elle serait assez intelligente pour savoir écrire – afin de ne pas les oublier lorsqu’elle devrait les présenter au jeune Féca.
Hestivale prit donc une plume et du papier, et commença à écrire. C’était formidable. Depuis des années, ses professeurs et amis s’échinaient à lui apprendre l’alphabet, sans succès. Elle le connaissait donc, d’une certaine manière, mais oubliait toujours très rapidement comment s’en servir. Et là, miracle, toutes les leçons qu’on lui avait données lui revenaient en mémoire, et, merveille des merveilles, elle n’avait même pas mal à la tête.
Au comble de l’étonnement, notre Iopette n’oublia même pas pourquoi elle avait voulu devenir plus intelligente, et se mit donc à réfléchir avec ardeur au sujet qui l’intéressait : que pouvait-elle dire à Agulha pour le faire revenir ?
Elle réfléchit un long moment, puis s’humecta les lèvres et commença à écrire :
« Mon cher Agulha,
J’ai beau me creuser la tête, je ne comprends pas ce qui t’a poussé à quitter notre bonne vieille guilde.
D’abord, je te connais bien, je suis sûre que tu restes attaché à Mystra malgré ton départ. Nul ne l’a défendue comme toi, et tu étais le premier à partir en croisade en son nom contre la bworkitude. Laisseras-tu ta déesse penser que tu la délaisses ? Je suis sûre que non.
En parlant de bworkitude, je sais aussi que tu es celui d’entre nous qui défend l’Amaknéen classique avec le plus d’acharnement. Et même si je ne doute pas que, dans ton exil, tu continues à le faire, ne ressens-tu pas comme il est difficile de combattre seul, sans alliés sûrs et fidèles à ses côtés ? N’as-tu pas la crainte, un jour, de te voir submergé par le nombre de Bworks et, ne pouvant plus communiquer facilement au quotidien avec d’autres Non-bworks, de risquer de te laisser contaminer, par lassitude ?
Je suis certaine que tu prends toute la mesure d’un tel péril… »Satisfaite de ce bon début, Hestivale se remémora cependant d’une raison d’importance qu’Agulha avait invoquée pour justifier son départ.
« Tu avais envie de voyager aussi, de voir du pays… Cela fait bien assez longtemps que tu es parti maintenant ! Je suis persuadée que tu as eu tout le temps de te rendre compte qu’il n’y a pas de meilleur endroit au monde que celui où sont tes amis. Et puis, parcourir le monde, c’est bien, mais as-tu vraiment envie de le faire seul ? Nous sommes là aussi pour t’accompagner ! Et même, plus que des amis, les Mystras sont une famille, et ça, c’est irremplaçable ! »La Iopette réfléchit encore un instant, puis ajouta une dernière ligne :
« Enfin, il n’y a pas d’autre endroit au monde où des gens t’aiment assez pour avaler une ignoble potion Pandawa afin de devenir plus intelligent, tout ça pour tes beaux yeux ! »Satisfaite de son laïus, et sentant déjà la fatigue la gagner, Hestivale se relut une dernière fois avant de plier la lettre et de la glisser dans sa poche, puis elle partit à la recherche d’Agulha.
Lorsqu’elle le trouva enfin, elle tenta de se rappeler ce qu’elle voulait lui dire, mais les effets de la potion s’étaient déjà dissipés, et elle ne se souvint d’aucune des idées qui lui étaient venues quand elle était intelligente.
« Ouf ! Heureusement que ce vieux sage Pandawa m’a dit d’écrire une lettre pour me souvenir de tout ! »Toute fière d’elle, Hestivale sortit son parchemin de sa poche et le déplia, sous le regard interrogateur d’Agulha.
Mais lorsqu’elle voulut le lire au Feca, un problème auquel elle n’avait pas pensé s’imposa soudain comme une évidence, ou plutôt, se serait imposé comme une évidence à toute autre personne : sans l’élixir elle ne savait pas lire.
Les lettres qu’elle avait tracées si facilement quelques heures plus tôt ne signifiaient donc plus rien pour elle.
« Oh ! Non ! Il a dû pleuvoir sur ma feuille, les symboles sont tout bizarres et je n’arrive pas à les lire !! »
Prise de panique, Hestivale retourna la feuille dans tous les sens, la froissa, la défroissa… mais rien n’y fit. Tous ses efforts étaient vains.
Elle regarda Agulha avec un air empli de tristesse qui pesait sans doute bien plus que des mots, et, lui tendant la feuille en un geste désespéré, elle fondit en larmes et dit finalement la seule chose qui lui vint à l’esprit :
« Reviens !!! »Texte rédigé dans le cadre de l'Oulipipo... mais vrai quand même !